jeudi 24 novembre 2011

Sade : autrefois "damné", aujourd'hui "réhabilité"?


Généralités. Le présent arrêt conduit à s'interroger sur le régime des publications destinées à la jeunesse dans une hypothèse particulière : le refus du ministre de l'Intérieur de faire usage des pouvoirs de police spéciale que lui confère l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 : 
(...)  Le ministre de l'intérieur est habilité à interdire : de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de contenus à caractère pornographique ou susceptibles d'inciter au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l'usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes ; d'exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à l'extérieur ou à l'intérieur des magasins ou des kiosques, et de faire pour elles de la publicité par la voie d'affiches ; d'effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d'annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d'émissions radiodiffusées ou télévisées (...).
Cette interdiction peut se doubler d'une interdiction d'exposer de telles publications à la vue du public, et, le cas échéant, d'une interdiction de publicité.

2010 : une première décision. L'association Promouvoir, habituée des prétoires, semble poursuivre une lutte sans fin contre la diffusion  chaque semaine par le journal Le Monde de volumes dits "classiques de la littérature libertine" de Diderot, Mirabeau ou Sade. 

A la suite d'une première requête de l'association, en date du 29 juin 2010, le Conseil d'Etat a décidé en juillet 2010 que "le moyen tiré de ce que le ministre compétent commet une erreur manifeste d'appréciation en ne prononçant pas l'interdiction à la vente des mineurs des ouvrages de Sade proposés en complément d'un quotidien ne crée pas un doute sérieux sur la légalité de la décision dont la suspension est invoquée" (CE, 15 juillet 2010, n°341023). La juridiction administrative retient principalement qu'il s'agit d'auteurs reconnus de la littérature française et que les conditions de diffusion (ouvrages proposés sous cellophane en supplément du quotidien) ne sont pas conçues pour attirer les mineurs. Cette décision, il semblait légitime de le penser, "mettait fin à l'affaire"...

2011 : une seconde décision. Toutefois, une nouvelle requête de l'association Promouvoir, en date du 02 juillet 2010, conduit le Conseil d'Etat à réexaminer sa position. L'association demande principalement à la juridiction administrative d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le ministre de l'Intérieur à refusé de faire usage des pouvoirs que lui confère l'article 14 de la loi de 1949 pour l'ouvrage La philosophie dans le boudoir de Sade, ainsi que pour tous les autres ouvrages de la collection "Les grands classiques de la littérature libertine" diffusés par le journal Le Monde. Dans sa décision en date du 02 novembre 2011, le Conseil d'Etat considère que "la diffusion dans la collection Les grands classiques de la littérature libertine de La philosophie dans le boudoir, en supplément du journal Le Monde ne présente pas, pour la jeunesse, un danger d'une gravité telle que le ministre aurait commis une erreur manifeste d'appréciation des circonstances de l'espèce en s'abstenant de faire usage des pouvoirs qu'il tient des dispositions citées de la loi du 16 juillet 1949". 
La juridiction présente deux principaux arguments : 
      - Des conditions spéciales de diffusion "cet ouvrage est proposé à la vente, sous forme d'un supplément distinct du journal, dans un emballage ne permettant pas de le feuilleter avant l'acquisition, que sa couverture est neutre, et que rien dans les messages publicitaires conçus pour en promouvoir la vente n'est particulièrement destiné à retenir l'attention des mineurs"
      - La préexistence d'une diffusion à tout public des oeuvres de Sade : "les ouvrages de Sade sont couramment publiés et disponibles sans restriction d'aucune sorte aussi bien dans les bibliothèques publiques que dans les librairies, notamment dans des éditions de poche d'un prix équivalent à celui de la collection dont la diffusion est contestée".
Le Conseil d'Etat ajoute que "les conclusions concernant les autres ouvrages de la même collection ne sont en tout état de cause assorties d'aucun moyen ni d'aucune précision propres aux ouvrages concernés, et ne peuvent par suite qu'être également rejetées". 
Bien que sensiblement similaires à ceux retenus en juillet 2010, le Conseil d'Etat fournit des arguments bien plus développés. Toute nouvelle requête de l'association Promouvoir contre la diffusion d'ouvrages par le journal Le Monde dans sa collection "Les grand classiques de la littérature libertine", même directement dirigée contre un des livres en particulier, comme en l'espèce, semble d'ores-et-déjà vouée à l'échec...

Les oeuvres de Sade : une diffusion toujours sujette à controverse. Il convient de rappeler que les oeuvres de Sade ont fait l'objet de nombreuses condamnations sous l'empire de l'ancien Code pénal. D'ailleurs, la première décision à employer le terme "pornographique" serait un jugement du tribunal correctionnel de la Seine du 10 janvier 1957 à propos du livre de Sade Juliette ou la prospérité du vice, jugé comme outrageant les bonnes moeurs (T. corr. Seine, 10 janv. 1957, Dalloz 1957, p. 259). Depuis, l'évolution des mentalités, et le changement des lois elles-mêmes, ont élargi le champ du permis des représentations de la sexualité et permettent une plus large diffusion des oeuvres à caractère sexuel, sauf à être qualifiées de pornographiques et donc interdites de diffusion aux mineurs (C. pén., art. 227-24).  Depuis l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal, aucune oeuvre de Sade n'a fait l'objet d'une condamnation sur le fondement de l'article 227-24 du Code pénal. Bien que les législations pénales et administratives soient indépendantes l'une de l'autre, elles peuvent parfois, comme ici, "s'accorder".


Toutefois, une partie de la société s'offusque toujours de la diffusion des  oeuvres de Sade, pourtant a priori légalement autorisées. Les requêtes de l'association Promouvoir n'en sont pas les seuls manifestes. Ainsi, le jour précédent la décision du Conseil d'Etat, le Conseil supérieur de l'Audiovisuel (haute autorité de la communication audiovisuelle) a mis en garde France Culture à la suite de la diffusion le 23 juin 2011 à 10h de l'émission "Les nouveaux chemins de la connaissance" au cours de laquelle a été lu un extrait de l'ouvrage Les 120 journées de Sodome de Sade, en raison de, dixit le CSA, "son registre particulièrement violent".  


 Même si tous ne semblent pas agréer facilement "son salut", rappelons que les oeuvres de Sade ont désormais intégré les ouvrages prestigieux de La Pléiade.

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